jeudi, septembre 13, 2012

Quartiers portugais et chinois de Réjean Meloche




Rue Duluth, le photographe Réjean Meloche a réuni ces six volontaires sous l'enseigne de Miudo & Linhares. «C'était le 7 octobre 1976, à cette époque, on pouvait entrer dans un commerce avec un appareil photo sans susciter la méfiance. On voyait le côté commercial des gens et le familial avec les enfants au jeu. On pouvait facilement les faire sortir sur le trottoir», explique cet ex-collègue de travail qui a notamment couvert la métropole pendant huit ans pour le Montréal-Matin et une dizaine d'années au Devoir.

En l'interrogeant plus à fond, il me parle aussi de l'oeil qu'il a porté sur le Quartier chinois. J'aime bien la représentation de ces trois vénérables messieurs à leur poste observation. Peut-être des ressortissants chinois condamnés à vivre en célibataires au Canada à cause de ses lois racistes? La nostalgie du trio est perceptible.


«J'ai un portfolio de quelque 100 000 images» ajoute cet ami de longue date (toujours souriant et patient) avec qui j'ai réalisé quelques reportages. L'an dernier, au vernissage de son exposition de 52 photos chez Lozeau, ce fut le plaisir de retrouver Jacques Bourget, autre vieux collègue de travail à Montréal-Matin, ainsi que Mathieu-Robert Sauvé, autre ami à l'emploi depuis longtemps de la publication Forum (Université de Montréal). Également, Solange Gagnon, ma voisine immédiate dans la salle de presse du boulevard Saint-Joseph: «Me reconnais-tu?». Un petit conventum. (Absents toutefois: feue Jocelyne Blouin, Benoît Aubin, Georges-Hébert Germain et plusieurs autres noms bien connus dans le journalisme.)

Pour Réjean Meloche, c'était aussi le lancement de son livre «Montréal, l'agitation tranquille» composé de presque une centaine de photographies. Grâce à la journaliste Guylaine Boucher et à la graphiste Valérie Paquette, le document en noir et blanc documente la vie quotidienne et l'effervescence des années 70 à Montréal, suivant la Révolution tranquille. Sans oublier Michel Chartrand, Jean Chrétien et René Lévesque.

Réjean a aussi gravé pour la postérité en 1976 un moment très spécial du chef péquiste faisant une grimace amicale à ma fille aînée lors d'un «Conseil général du Parti québécois.» La fillette de 2 ans ne savait pas si elle devait sourire ou quo faire en apercevant de très près ce monsieur à cravate qui essayait ainsi provoquer une réaction chez elle. Leurs nez se touchaient presque. Je suis ému en reconnaissant le petit manteau d'hiver gris qu'elle portait ce jour-là. Très drôle! Jacques Bourget avait mis ce face à face intergénérationnel bien en évidence dans les  Le Dimanche.

Photographe de choc couvrant les gens ordinaires dans des accidents, des interventions policières et des faits divers qui ont fait la une des journaux, le jeune sexagénaire de Lasalle en a vu de toutes les couleurs tout en s'intéressant également aux communautés ethniques et au secteur commercial comme celui des assurances. Il s'est lancé dans le noir et blanc dès l'âge de 17 ans.

Pour plus de détails sur ce chasseur d'images de 40 ans d'expérience et le livre de planches historiques en vente pour la modique somme de 20 dollars, voir: www.rejeanmeloche.com.









mercredi, août 29, 2012

Un réfugié de la mer me raconte sa fuite du Vietnam


Le docteur Nguyen a été chanceux dans sa fuite du Vietnam


Le docteur Nguyen est heureux aux États-Unis même si son refuge en lieu sûr à Denver l'a séparé de sa première famille et empêché de pratiquer pleinement sa profession. C'est mieux que d'être traité comme citoyen de deuxième classe au Vietnam où il est impossible de parler à qui que ce soit en toute confiance et où il faut faire face à la corruption et aux passe-droits des dirigeants du Nord. La «liberté» est ce qui fait toute la différence, selon ce monsieur aux cheveux blancs qui a bien voulu me raconter son vécu lors d'une très amicale conversation.

Dix ans après la prise du pouvoir par les communistes au Vietnam, le jeune Nguyen venait de terminer sa médecine à Saigon. Déjà une bonne chose en sa faveur, car il en aurait pu facilement en être empêché plus tard. Mais l'idée d'être complice dans toutes sortes de pressions pour favoriser telle ou telle personne du régime l'a fait réfléchir à son avenir.

Le parti et les privilèges

Une fois, par exemple, on lui a demandé de garder à son hôpital un détenu chinois, «ami du directeur de l'hôpital» (originaire du Nord), pendant une période de sept jours afin qu'il soit éventuellement libéré de prison. Impossible de refuser. Une autre fois, un cadre du parti s'est présenté à ce même établissement et a demandé que son fils reçoive le vaccin anti-tétanos le jour même. Sans faire la queue! «On avait la directive de n'en donner que cinq par jour parce que notre stock était très limité. Pas de vaccins ailleurs dans les autres hôpitaux.» Il a plaidé et supplié et même parlé au directeur. On lui a demandé de revenir le lendemain matin et d'attendre comme les autres patients. Refus total! «On a finalement dû céder et, le matin suivant, on n'a pu vacciner que quatre personnes.»

Il décide donc en 1985 de fuir le pays de Ho Chi Minh en offrant des lingots d'or aux passeurs. Un sampan-taxi l'amène de nuit à un premier endroit secret. Tel que convenu, faut profiter d'une heure d'ouverture: sans surveillance de la police. Puis c'est un bateau étroit d'une trentaine de pieds qui prend le large. Tous sont tassés comme des sardines: impossible de se lever au risque de perdre sa place par la forte pression des voisins.

Le voyage risque de mal tourner lorsqu'une tempête pousse le capitaine à vouloir chercher pied-à-terre à Poulo Condor, l'infâme prison de l'administration française. Accoster là c'est se jeter dans la gueule du loup. Ironiquement, la tempête ne leur laisse que la bonne option de continuer d'avancer de long de la côte. Pour alléger l'embarcation, les bagages et l'eau potable sont jetés par-dessus bord. Résultat, une soif de deux jours tourmente les réfugiés de la mer. Puis, second miracle, au beau milieu d'une mer calme, la pluie s'abat sur le groupe de voyageurs qui ouvrent désespérément comme des oisillons assoiffés.

Au bout de cinq jours, le docteur Nguyen et ses compagnons accostent en Indonésie, destination inévitable à cause de la saison et des courants (plutôt qu'en Malaisie, en Thaïlande ou à Hong Kong). Son premier camp de réfugiés se trouve sur l'île de Galang, puis ce sera le vaste camp de Kuku (sur l'île de Jemayah, à quatre heures de navigation de Singapour) qui accueille 20 000 personnes.

Les formalités de transfert à un pays d'accueil sont relativement longues, soit toute une année, et un moment donné, Nguyen entreprend des démarches pour le Canada où l'acceptation devait être instantanée. Finalement, parce qu'il a une soeur à Denver, les autorités américaines lui accordent le visa.

Une grosse famille

Le médecin aux cheveux blancs me parle de sa famille, originaire de la province de Quang Binh, au milieu du pays. À cause de la pauvreté, tous sont descendus il y a longtemps à Saigon où son paternel est décédé alors qu'il n'avait que deux ans. Sa mère est décédée à un âge avancé. Il a eu six soeurs et deux frères. L'aîné est mort au combat dans la guerre du Vietnam. Mon interlocuteur est le benjamin.

Aux États-Unis, au milieu des années 1980, pas facile de trouver un job et son diplôme de généraliste n'est pas la clé passe-partout. Il hésite entre la Californie et le Colorado. Finalement, c'est à ce dernier endroit qu'il s'installe. Il se mariera plus tard avec une compatriote qui fut aussi boat people (dans son cas, en transit par le camp de Palau Bidong en Malaisie). Heureusement, il travaille dans son propre secteur et se réjouit des relations amicales et faciles qu'il entretient avec ses nouveaux concitoyens. La fille de sa conjointe l'aide à se sentir dans une vraie famille. J'ai eu le plaisir de faire sa connaissance. Mariée avec un Caucasien et arrivée aux Usa à l'âge de deux ans, elle est plus américaine qu'asiatique.

Je lui parle de mes amis vietnamiens rencontrés au fil des années (mon blogue) et la chimie est excellente dès notre première rencontre -- organisée par sa belle-fille et la mienne. Nous buvons du thé chinois et l'homme de petite taille en chaussettes blanches est assis sur le bout du sofa. Il réfléchit d'un sujet à l'autre et s'applique pour aller dans les moindres précisions. Je me réjouis qu'il ait accepté de se confier à sans retenue alors qu'il me rencontre pour la première fois. J'espère qu'il a bien dormi ce soir-là après avoir remué tant de souvenirs.

Les pires camps en Asie

«Les pires camps ont été, dans l'ordre, ceux de Thaïlande, de Hong Kong et de Malaisie», affirme l'homme du début de la soixantaine. Je suis surpris de son opinion sur les camps de Hong Kong parce que, selon les visites que j'ai effectuées dans une demi-douzaine d'entre eux en 1979, j'ai trouvé que les Britanniques avaient été très corrects envers ces «étrangers». Je l'ai écrit dans plusieurs articles de La Presse. Sinon, à cause de vieilles animosités entre tous ces pays de l'Asie du Sud-Est, aucun pays n'affiche de grande hospitalité envers les ressortissants des pays voisins. «C'est aussi compliqué que dans les Balkans.»

Notre thé tieguanyin reste chaud sous les rayons de soleil de la fenêtre et je demande s'il a un petit élément chinois dans ses gênes. Il ne vient pas de Cholon, mais plutôt d'un des cinq autres arrondissements de Saigon. «Je ne sais pas exactement», me répond-il en riant sans trop insister non plus l'équivalent chinois de son nom. Donc un Vietnamien pure soie. Quang Binh était aussi le fief du célèbre président Ngo Dinh Diem. «Selon ma mère, le général Vo Nguyen Giap devait être un cousin lointain de mon grand-père», ajoute-t-il en esquissant une demi-grimace.

Ses retours au Vietnam depuis 1985? «J'y suis allé trois fois en tout: en 1992, en 1998 et en 2000. Dès que j'ai eu la citoyenneté américaine, dès le lendemain, j'ai fait application pour retourner. Un médecin chinois de Denver était responsable du transport de matériel médical et de produits pharmaceutiques vers le pays. J'ai accepté de faire partie du voyage humanitaire, mais à une condition: qu'il me protège pour que je puisse revenir aux États-Unis.» Quand la porte de l'avion s'est ouverte et qu'il a vu les uniformes kaki des militaires, il a fallu lui pousser dans le dos pour qu'il sorte. Sept ans après sa fuite miraculeuse vers la liberté, notre homme en avait encore la peur au ventre.

Le Nord fermé contre le Sud divisé

Le deuxième périple, ce fut pour aller voir sa mère malade. La dernière fois, ce fut pour son décès. L'emprise de la famille! Le Vietnam c'est aussi l'attachement à un jeune enfant de la famille qu'il a gardé avec lui pendant qu'il était interne à l'hôpital. Ce jeune est devenu un véritable fils pour lui.

On m'avait dit que le docteur Nguyen était très près de ses souvenirs et nourrissait une grande curiosité pour l'histoire de son pays. Quelle question le taraude en particulier? «Je me suis demandé pendant longtemps pourquoi le Sud du Vietnam avait perdu contre les communistes du Nord? Il estime que dans ce dernier cas, avec une presse censurée, la population n'avait pas tout ce qu'il fallait comme information pour tout comprendre. On leur a donc tout simplement fait entrer dans la tête qu'après la défaite des Français, il fallait de la même manière se débarrasser des envahisseurs américains.» Sans oublier la déconfiture plus tôt des Chinois. Le Sud était mieux informé, mais était divisé. Pas aussi fanatique que le Nord, pourrait-on résumer. Bien sûr, en pleine guerre froide, les Vietnamiens ont servi de chair à canon pour les superpuissances.

Je lui montre mon livre sur Taiwan avec la photo du réfugié Guillaume (nom de guerre) que j'ai pu sortir de l'île de Penghu (Taiwan) pour l'amener au Québec. L'ami Guillaume était alors un jeune homme très maigre. Monsieur Nguyen me demande de lui donner une copie de ce livre qui a été traduit en anglais. «Une partie de nos souvenirs de famille», précise ma fille en venant échanger quelques mots avec lui au moment de son départ. Nous espérons bien nous revoir une autre fois. Avec son élégante fille et son mari, nous avons passé une soirée tellement agréable et nous avons tellement ri. Comme si nous nous étions connus depuis des décennies.

dimanche, août 26, 2012

Bénévole aux Bateaux-Dragons à Denver






Pendant mon dernier séjour à Denver, je me suis porté bénévole aux Courses de Bateaux-Dragons du 28-29 juillet. Gros événement au Colorado qui a attiré 110 000 visiteurs cette fois-ci -- comme les autres années. Je crois bien que toute la communauté asiatique de la ville y était pour voir les compétitions, examiner les différents pavillons et en profiter pour goûter à des spécialités culinaires. Une fin de semaine très bien organisée par une vaste équipe de jeunes enthousiastes comme Tarika Cefkin, James Dimagiba et le spécialiste des médias Gil Asakawa.

C'était l'occasion de rencontrer des gens de partout. Dans mon cas, tel que demandé, j'ai été placé dans le groupe Gateway to Asia, plus précisément dans un petit pavillon qui exposait des articles d'artisanat produits au Vietnam. Chez nos voisins c'était la calligraphie chinoise et l'Institut Confucius de Denver. J'ai eu l'agréable surprise d'y trouver le calligraphe Harrison TU (屠新时)qui expose ses oeuvres au Denver Art Museum. Je me proposais de le rencontrer dans un avenir peu lointain. Apercevant tant de caractères chinois, j'ai demandé au vénérable responsable s'il connaissait le monsieur Tu Xinshi en question. Réponse vraiment inattendue: «C'est moi», m'a-t-il simplement répliqué. Malheureusement, le temps nous a manqué pour mieux faire connaissance. Mais j'ai bien noté les coordonnées de sa conjointe FENG Mimi et de deux jeunes amis, GAO Fan (Zhengzhou) et CAO Ran (Pékin). Simple partie remise!

Dans mon pavillon situé près de plusieurs comptoirs de restauration, j'y ai croisé un couple charmant. Frank Zoske, ex-pilote de la guerre de Corée, et sa compagne Gay Greenleaf. En parlant du Vietnam, de Québec et d'un voyage au Tibet, on s'est trouvé quelques bons points d'intérêt commun. Entre autres, Gay m'a dit avoir connu l'épouse de Harold Medill Sarkisian, un collectionneur d'art de Denver sur lequel je reviendrai bientôt dans ce blogue. Le monde est petit.

Ma fille aînée a travaillé à ce populaire événement pendant les six années précédentes et j'étais content de prendre la relève pour au moins un an. Le soleil était atroce, mais mon quart de travail n'a pas été long. Avec mon t-shirt bleu du Dragon Boat (dernière photo en bas avec l'ami Peter), j'ai eu le plaisir de recevoir les salutations amicales d'inconnus dans les rues de Denver en pédalant vers le joli lac Sloan. J'ai dû passer pour un vrai Denverite bien dévoué. Sur le terrain même, les costumes et les différents maillots m'ont permis d'identifier des Cambodgiens, des adeptes du taiji, des représentants de grandes compagnies ainsi que des volontaires d'écoles et de sociétés participantes aux courses navales.

J'aurais pu avoir l'honneur de rencontrer de vrais Hmongs et du personnel du Denver Language School, par exemple, mais dans ces derniers cas, les rameurs costumés étaient de simples représentants aux solides bras. (Un peu comme moi, je n'étais pas vietnamien même si je défendais les couleurs du Vietnam.) C'est ainsi que j'ai dû rebrousser chemin après avoir voulu sympathiser avec deux athlètes hmong. «Oui... mais nous, on est philippines», m'ont vite répliqué les deux Asiatiques souriantes qui n'avaient rien à faire avec le Laos.

dimanche, avril 29, 2012

Évadé par miracle d'un goulag nord-coréen à 23 ans


À lire: le récit extraordinaire de l'évasion de SHIN Dong-hyuk.
[Au moment d'écrire ces lignes, à partir de Denver où je me trouve, je reçois la nouvelle de l'évasion tout à fait incroyable de l'avocat aveugle de 40 ans, CHEN Guangcheng. Où se trouve-t-il exactement? Sous la «protection des États-Unis», mais où? Difficile de ne pas penser à l'astrophysicien FANG Lizhi qui a bivouaqué pendant 13 mois à l'ambassade américaine au moment des événements de la place Tiananmen. Ce dernier vient tout juste de décéder le 7 avril 2012 à l'âge de 76 ans à Tucson (Arizona).]

Autre pays, autre évasion extraordinaire survenue en janvier 2005. Je viens de refermer un excellent livre publié en 2012 qui glace le sang et qui, en même temps, se lit comme un véritable roman policier (thriller). Il s'agit du récit d'un Coréen du Nord né dans un goulag qui a réussi à s'en évader pour se rendre en Corée du Sud et vit maintenant aux États-Unis.

L'enfer sur terre

La Corée du Nord c'est vraiment l'enfer sur terre. Je pèse mes mots. Un régime inhumain qui traite ses 23 millions de sujets comme de vils animaux. Dans ce «paradis des travailleurs», les «enfants» de Kim-le-père-le-fils-et-le-petit-fils sont divisés en 3 classes avec 51 sous-divisions. Les camps de concentration des nazis ont existé pendant trois ans tandis que les goulags nord-coréens existent depuis cinq décennies au milieu de l'indifférence de la communauté internationale. Ils sont pourtant parfaitement visibles sur les images satellites de Google Earth -- examinées à la loupe. Le plus vaste des six dépasse la superficie de la ville de Los Angeles. La doctrine Kim soutient que les ennemis de classe doivent être éliminés par tranches complètes de trois générations. Du grand-père au petit-fils. Vive la famille!

«Escape from Camp 14» c'est l'expérience incroyable de SHIN Dong-hyuk, venu au monde dans les murs d'un immense camp de détention à cause des fautes politiques de ses parents. Il y travaille et survit dans des conditions effroyables jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de 23 ans. Par miracle, il réussit à fausser compagnie à ses gardiens et à gagner le territoire chinois voisin. (Sur l'existence risquée et l'exploitation des réfugiés nord-coréens en Chine populaire, voir l'article de ce blogue sur ma rencontre à Boulder, Co., avec le réalisateur Jim Butterworth.)

Shin Dong-hyuk (son nouveau nom) parle plus tard du «choc» qu'il a vécu lorsqu'il s'est retrouvé hors des murs de l'immense prison construite en 1959. Il a par exemple été surpris de voir tant de photos de Kim Il Sung et de son fils Kim Jong Il. Bizarre? Comme prisonnier-déchet, avec ses 15 000 compagnons et compagnes d'infortune, il ne méritait même pas l'honneur de se faire lessiver le cerveau au sujet des glorieux leaders bénéficiant d'un risible culte de la personnalité.

Deux ans d'entrevue

L'auteur du livre, un journaliste américain autrefois du Washington Post, a interviewé Shin Dong-hyuk pendant deux ans. Blaine Harden a aussi consulté moult sources sur le réseau concentrationnaire nord-coréen afin de vérifier la véracité de toutes les heures d'échange. Le fugitif a aussi été interrogé par de multiples organisations, dont les services sud-coréens. Son vécu apparaissait d'abord tellement renversant.

Je laisse le soin aux lecteurs de lire les détails du quotidien à l'intérieur du goulag, un des six endroits du genre en existence. Bien entendu, comme dans tout camp de concentration, la nourriture, l'habillement et les longues heures de travail évoquent l'horreur. Impossible de survivre sans faire la chasse aux rats. De plus, les détenus doivent se dénoncer entre eux ce qui fait que la méfiance règne en permanence. Les punitions sont courantes et les passages à tabac se font entre les damnés de la terre eux-mêmes.

Devant ses propres yeux, à l'âge de 13 ans, Shin Dong-yuk a vu sa mère Jang Hye Gyung (née le 1er octobre 1950) se faire pendre et son frère Shin He Geun se faire cribler de balles par le peloton d'exécution. Coupables de tentative d'évasion. C'est Shin Dong-hyuk qui les a dénoncés! Geste qu'il regrette encore. Les gardiens ont le droit de vie et de mort sur cette population carcérale -- estimée à 154 000 par les autorités sud-coréennes et 200 000 par les Usa. Les pires tâches comme le travail dangereux dans les mines viennent souvent à bout de ceux qui ont le malheur de s'y faire assigner. Les plus chanceux fabriquent, par exemple, des uniformes pour l'armée.

Séquelles psychologiques

L'irruption de Shin Dong-hyuk dans un monde «normal» comme la Chine (où il a travaillé comme cheap labor), en Corée du Sud, puis aux États-Unis sert à expliquer comment un ex-prisonnier réagit devant ce qu'on pourrait appeler la normalité: manger, se laver, dormir ailleurs que sur le sol, parler avec d'autres êtres humains sans baisser les yeux.

Malheureusement, le miraculé en est sorti avec des séquelles psychologiques profondes. Notamment, le fait d'avoir dénoncé des membres de sa propre famille lui a laissé un sentiment de culpabilité difficile à effacer. Une source de cauchemars. Également, la difficulté à entretenir des rapports d'amitié avec ses compatriotes et des étrangers. Un couple américain de Colombus, en Ohio, lui a fourni l'argent nécessaire pour qu'il tente de recommencer une nouvelle vie en Amérique, mais rien n'est facile. Il a eu une petite amie, mais les fréquentations n'ont pas duré longtemps. Après avoir gagné la Californie en 2009, l'homme de 5 pieds 6 pouces, seulement 120 livres (avec plusieurs cicatrices et une partie de doigt en moins), vit actuellement à Seattle. Je viens de le voir en entrevue à la télévision américaine.

Publiées cette année, les 230 pages de «Escape from Camp 14» (chez Penguin) se lisent tout d'une traite grâce à la plume expérimentée du sexagénaire Blaine Harden. Disponible sur Kindle. Le Guardian en a affiché un bon résumé. Pas très jojo comme lecture, mais une lecture révélatrice sur la bêtise humaine. 

samedi, mars 17, 2012

Les Chinois en pleine philosophie porcine






Le célèbre dissident LIU Xiaobo ne donne pas dans la dentelle dans ses écrits pour dénoncer la nomenklatura chinoise et ce qu'il appelle le «post-totalitarisme du régime». Il a beau affirmer «Je n'ai pas d'ennemis», mais le parti omnipuissant ne voit pas sa prose du même oeil. Le prix Nobel 2010 est encore derrière les barreaux jusqu'en 2020.



«Philosophie du porc»? Désavouant ses propres compatriotes, Liu Xiaobo pointe du doigt la Chine où «les porcs s'endorment quand ils sont rassasiés, et mangent quand ils se réveillent», maintenus au stade des besoins primaires, alimentaires et sexuels, sans le droit à de plus grandes ambitions, écrit l'ex-professeur de l'Université Normale de Pékin. Bref, un pays d'«âmes corrompues» où prime la recherche de  l'intérêt et du profit.

Jean-Philippe Béja: la vérité

Dans ce recueil d'essais, vu la lenteur des films et la longueur des romans chinois, on aurait pu s'attendre à des dissertations de style intello. Mais Liu Xiaobo y va d'une plume alerte avec une pensée claire. Il commente même des affaires d'actualité comme celle des enfants-esclaves dans les briqueteries noires en qualifiant les fonctionnaires d'inefficaces et d'arrogants en présence d'une «chaîne criminelle». Dans une lettre ouverte (2008), il tance Jerry Yang et Yahoo pour avoir bassement collaboré à l'incarcération de son ami, le journaliste Shi Tao.

Le sinologue Jean-Philippe Béja a retenu une trentaine de textes du «cheval noir» parmi une liste d'une centaine. Traduction rapide en trois mois avec trois collègues. De Paris, le spécialiste (qui a enseigné à l'Université de Montréal) m'écrit dans une courte entrevue par courriel: «Liu Xiaobo est sans doute celui qui a la pensée la plus structurée, car fondée sur une bonne connaissance de la philosophie et de l’esthétique. L’aspect le plus original de sa pensée est bien résumé dans “subvertir le mensonge avec la vérité”: à la différence de bien des modernistes, il estime que vivre dans la vérité (expression de Václav Havel), refuser de se faire acheter, est le premier devoir d’un dissident.»

L'audace du prolifique Liu Xiaobo ne date pas d'hier. Dès 1986, fort de son doctorat en littérature, il agite le chiffon rouge contre les «bouffons de la culture» publiant après la mort de Mao Zedong. «Un si grand pays, dix longues années, et personne dont le jugement ne prenne un peu de hauteur.» Il parle de pauvreté d'imagination artistique, de manque de force de création et d'inertie culturelle. Il rejoint ainsi le sinologue allemand Wolfgang Kubin qui a soulevé une vive polémique, vingt ans plus tard, après avoir qualifié les romans chinois de «poubelles» (ou «merde» selon d'autres traductions).

Humble, poli et sentimental


Que dire des gouvernements et des gens d'affaires occidentaux comme les Canadiens? Selon Liu Xiaobo, quand les élites chinoises en exil leur reprochent de se laisser acheter avec des promesses de contrats aux dépens de la cause des droits de l'homme, ne devraient-ils pas plutôt s'interroger sur le comportement de leurs propres camarades? Une invitation à faire son autocritique!

Liu Xiaobo, un radical ou un modéré? Jean-Pierre Béja opine: «Il est certainement modéré dans le sens où il reconnaît les progrès qui ont été accomplis dans l’autonomisation de la société civile, et où il refuse totalement la violence. Mais il est radical dans la mesure où il se refuse à tout compromis pour pouvoir s’exprimer, et s’obstine à vouloir vivre selon ses principes.» Autre question au spécialiste français. Dans ces textes ou bien dans l'ensemble de son opposition au régime, qu'est-ce qui fait le plus peur ou qui irrite le plus le régime? «Sans aucun doute ce refus du compromis dans la vie quotidienne, cette volonté de défendre les droits fondamentaux de l’homme en toute circonstance.»

Enfin, ces 518 pages laissent deviner la personnalité de l'homme de 56 ans né de parents lettrés. Jean-Pierre Béja parle de ses «colères mémorables» et de son bégaiement. Le prisonnier d'opinion fait preuve d'humilité en évoquant ses «conclusions hâtives» et son «manque de rigueur». Poli envers le policier qui l'arrête. Sentimental, il lance à sa deuxième épouse, la poétesse Liu Xia: «Mon adorée, avec ton amour, j'affronterai imperturbable le procès à venir.» Avant sa dernière condamnation, il laisse tomber cette petite phrase: «J'espère que je serai la dernière victime de l'incessante inquisition intellectuelle.» Pas certain que ses juges le libèrent avant 2020.

Liu Xiaobo, la philosophie du porc et autres essais, préface de Václav Havel, Gallimard, 2011.

samedi, mars 03, 2012

Des retrouvailles vietnamiennes après 32 ans



Guillaume, Van Chuong Luu, Phuc; JN, Kin et Dung (2012)

Khanh et Dung (tenant Émilie) avec ma belle-soeur Helen, ma
femme Kin (Annick au milieu). JN, le grand moustachu.
Les deux garçons font partie de la grande famille Huynh. (1980)
Quel plaisir de se retrouver copain-copine avec des amis venus de si loin! Surtout quand il s'agit d'amis de longue date du Vietnam et de courageux réfugiés pour la plupart. Pas facile! Tout a commencé il y a quelques jours lorsque j'ai reçu sur mon robot le message mystérieux d'une voix féminine. «Je suis à la recherche du journaliste Jules Nadeau... tel camp à Hong Kong... le Skyluck... en 1979.» Même message de cette énigmatique madame Khanh sur mon portail de Communik-Asie.

Je fais d'abord une recherche rapide (perfunctory) en pitonnant «Skyluck» ce qui me ramène à la malheureuse aventure d'un cargo ayant transporté 2 643 boat people dans la colonie (encore) britannique le 8 février 1979. Une partie de plus d’un million de Vietnamiens qui ont fui les communistes à cette époque. Jour pour jour, une histoire alors vieille de 32 ans. Nous parlons vite au téléphone et les souvenirs remontent petit à petit à la surface.

Juillet 1979. Après un mois de reportage avec mon ami historien Georges-Émile Giguère dans le Nord-Est de la Chine, mon boss de La Presse Claude Dubois me propose: «Avant de revenir à Montréal, prolonge d'une semaine à Hong Kong et prépare-nous un reportage sur les nombreux réfugiés qui aboutissent là. On va publier ça tout de suite avant ta série sur la Chine populaire.»

Sept camps en une semaine

Du 13 au 19 juillet 1979. J'enquête dans sept camps. Sur l'île de Lantao, dans l'ancienne prison de Chi Ma Wan, je trouve le clan HUYNH () de 13 personnes dont deux jeunes ont commencé à servir d'interprètes pour le fonctionnaire québécois Florent Fortin et Scott Mullin du fédéral. Les conversations sont sympathiques et leur photo apparaissent dans La Presse. «Le Québec présent dans les camps, de notre envoyé spécial».

Récemment, rue Fleury. À notre souper de couscous tunisien, Khanh HUYNH me rappelle que le Skyluck (le deuxième cargo, suivant le Hai Hong, avec des réfugiés à bord qui arrivent à Hong Kong) est resté bloqué pendant quatre longs mois et demi en face de l'île de Lamma avant que les réfugiés «coupent» l'ancre, que le radeau de la liberté s'abîme sur les rochers et coule à pic. Le dernier acte avant qu'ils puissent enfin fouler la terre ferme. «À Hong Kong, après l'affaire très médiatisée du Hai Hong, on croyait qu'il y avait aussi plein de taëls d'or sur notre rafiot panaméen avec un équipage chinois. Le tribut au capitaine pour notre fuite vers la liberté.»

Le South China Morning Post faisait alors état de marchands de métal précieux parcourant les camps pour acheter de quantités appréciables d'or afin d'éviter les ventes illégales à bas prix. «Mais en fait, depuis longtemps, la cagnotte avait été transbordée en haute mer à l'aide d'une grue. Les autorités de Hong Kong nous envoyaient à manger tous les jours : riz, chop suey, luncheon meat, fruits ….  Rien de copieux comme repas, mais pour nous, les réfugiés, c’est un vrai régal dans de telles circonstances! Au moins, on avait le ventre plein. L’eau douce était rationnée et avec la chaleur, l’eau de mer et le savon pour se laver, on a fait l’élevage de poux. Les peignes fins étaient bienvenus à bord», explique la dame volubile de 57 ans qui en avait alors 24.

En me relisant dans le quotidien de la rue Saint-Jacques, je me souviens que j'étais allé à Chi Ma Wan avec la bénédiction du Commissariat du Canada, sur Hennessy Road, mais pas avec l'autorisation de la police locale (qui m'a gracieusement assuré les transports en vedette). La policière du camp ne fut pas très heureuse de voir un reporter s'y balader avec un Nikon au cou. «Elle nous méprisait en tant que les réfugiés, mais son attitude a changé quand elle a réalisé qu'il y avait plusieurs professionnels et plusieurs intellectuels parmi nous. Et nous parlions français, ce que la dame en uniforme voulait apprendre», de commenter Khanh.

Et ta soeur?

Après Ahuntsic, c'est au tour de sa petite soeur Dung HUYNH de m'inviter à aller la rencontrer à Longueuil, elle et son mari. Encore une fois, contact très chaleureux! «T'as pas changé... tu te souviens de... » (Hum, les flatteries!) À l'aide de vieilles photos et de reconstitution de souvenirs, il est possible de rappeler qu'on s'est revus à Montréal, notamment le 29 mars 1980, jour du baptême de ma fille cadette Émilie. À ce moment-là, Khanh avait trouvé un emploi chez Jean Coutu sur Ste-Catherine Est. Mais comme j'ai quitté La Presse peu après pour aller séjourner à Taiwan (17 juillet 1980), le contact s'est malheureusement perdu au bout de ces six ans. La skyluckienne Khanh s'est plus tard mariée avec un Québécois francophone et ils ont eu une mignonne fille qui a maintenant 16 ans: Alice.

De son côté, Dung, alias «poisson rouge», a convolé en justes noces avec LY Công Phúc, ex-pilote de l'aviation sud-vietnamienne. L'homme mince aux cheveux blancs me raconte son plan de vol étendu de fuite: «La veille de la chute de Saigon, je me suis enfui vers la base d'Utapao en Thaïlande, puis le transfert à la base de Subic aux Philippines, puis à l'île de Wake (Pacifique), avant d'arriver en Californie. De là, mécontent contre les Américains, j'ai opté pour le Canada», m'explique le technicien retraité depuis 2009 de chez Pratt & Whitney. Son attrait pour le Canada s'est transformé en amour pour le Québec. «J'ai toujours voté pour le Parti québécois. René Lévesque, l'homme, m'a beaucoup impressionné!»

Sur la Rive-Sud, le couple Dung-Phúc me montre les photos récentes de leurs deux filles. La cadette Jacqueline, diplômée en communications et spécialiste en marketing, est la conjointe de Vincent, conseiller en assurance. L'anthropologue Yvonne, conjointe de David, autre anthropologue. Les deux maris sont québécois francophones. Futur trilingue, le petit Antoine de deux ans parle vietnamien avec sa maman Yvonne et ses grands-parents. «Un jour, le petit a parlé de núi (= montagne, prononcer nouilles) et David a pensé qu'il voulait manger des pâtes, mais en fait il était question d'une montagne», de me rapporter avec admiration légitime Dung et Phúc.

Plus on est de Vietnamiens

En tant que président fondateur de la Ligue du sirop d'érable en Asie, apprenant que Dung et Phúc sont en train de boucler leurs valoches pour leur second voyage au pays des mobylettes, j'alerte vite l'amie Isabelle Albernhe à Nha Trang pour qu'elle leur prépare une «chambre avec vue». (Henri Salvador). Isabelle les attend sur la baie les bras ouverts à l'hôtel Ha Van (de son fils Nicolas) avec une valeur ajoutée: des croissants chauds de sa propre pâtisserie. (L'histoire de cette laborieuse avocate amérasienne à la recherche de ses racines profondes mériterait une surate sur ce blogue.)

Poussant le principe du sirop d'érable plus à fond, de Longueuil, je donne hic et nunc un coup de cellulaire à mon ami Guillaume pour vite l'intégrer dans notre gang. De son vrai nom, VU Dat Chuong (relaxe alors à Montréal entre deux excursions au Vietnam et je veux qu'il partage quelques bonnes adresses avec ses compatriotes longueuillois. L'informaticien Guillaume est tellement chaleureux au téléphone qu'il propose un dîner dans son ex-restaurant de l'Avenue du Parc. Ça promet!

Tout, tout, tout, mais pas ça!

Poussant le bouchon encore plus loin, comment ne pas convier à nos agapes l'ami Chuong Van LUU (), honorable comptable à Hydro-Québec, qui revient tout juste de ses deux patries: Chine et Vietnam. Avec son «boss de toujours», sa conjointe Anh (fraîchement retraitée du CN), et leurs fils Alexandre et Philippe, ils ont décidé de rouler leur bosse dans plusieurs pays de la région en 2011-2012. D'origine Chaozhou (Chiuchow ou Teochew) comme la génération de jadis du clan HUYNH, il m'a souvent parlé de son désir de faire l'ascension du Huangshan. La montagne sacrée dont le nom se traduit par montagne Jaune. Maintenant, c'est fait. Il est revenu enchanté du pèlerinage et me mentionne ce détail: «Notre hôtel était situé au dessus des nuages.» Au Vietnam, c'est Danang qui l'a interpellé et il aimerait y retourner.

Le jour du lunch au restaurant Tini, ma femme Kin (Cantonaise de Hong Kong) et moi, nous nous retrouvons au milieu d'une joyeuse bande de parlant vietnamien. Nous ne comprenons pas grand-chose, mais nous constatons que la chimie est parfaite. Un éclat de rire n'attend pas l'autre. Si les Asiatiques sont souvent réservés en face d'inconnus lors d'une première rencontre, ce n'est pas le cas ce jeudi-là. «Tout, tout, tout, mais pas ça!» comme dit la chanson.

Cette histoire ne fait que commencer. Nous attendons maintenant madame Anh de son safari oriental. Alice va revenir d'Italie. Guillaume, Dung et Phúc vont croiser les baguettes à Saigon. Sans oublier le grand mandarin retraité Florent Fortin que j'aurais vraiment dû faire venir de la Rive-Sud à notre conventum. Reste Scott Mullin qui est actuellement au travail en Iran. La Ligue du nuoc-mâm en Asie ne réseaute pas jusqu'au pays des mollahs, mais il ne perd rien pour attendre. Ce sommet ne comprend pas tous mes bons amis vietnamiens et mi-vietnamiens, mais voilà déjà un bon coup de chapeau en direction de l'Indochine!

En 32 ans, beaucoup de choses ont changé. Plusieurs nous ont quittés. Ceux qui restent ont maintenant des cheveux blancs ou poivre et sel. La plupart sont à la retraite. Certains avec le sens de l’orientation affaibli qui distingue mal le nord du sud …. Vive le printemps qui s’en vient !

(Rédigé avec les aimables corrections de Khanh, elle qui me dit être en train de chercher de la documentation sur cette déplorable affaire du Skyluck afin que les plus jeunes sachent par quoi sont passés leurs parents.)

mardi, janvier 31, 2012

L'Art de la guerre et les six hebdos de Montréal


Pas moins de six hebdos s'adonnent à l'«art de la guerre» pour charmer les différents publics. Dans une communauté de quelque 90 000 Chinois (estimation raisonnable) mesurant le temps en dynasties et en millénaires, les trois journaux du siècle dernier tiennent bien le coup, tandis que deux des trois nouveaux de ce siècle-ci se taillent une niche avec plus ou moins de succès en misant sur leurs portails. Le dynamisme provient des immigrants récents du continent, plus scolarisés et plus technos.

Compétition oblige! Une presse mal connue et difficile à saisir, car les responsables ne se confient pas au premier venu. Les génériques manquent. Les papiers sont signés de noms de plume ou marqués d'un simple «spécial à ce journal». Sans compter la barrière de la langue, véritable Muraille de Chine. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec? Inconnue au bataillon!

Dans cette communauté longtemps victime de racisme, dont les origines remontent à 1877, estime-t-on, les divisions sont notoires. Les premiers immigrants de Taishan, ceux de Hong Kong et de Taiwan ainsi que les continentaux de la république populaire forment autant de sous-groupes parlant autant de dialectes. Scolarisé en caractères simplifiés, un Sichuanais arrivé ici en 1989 me racontait: «J'avais du mal à comprendre le vocabulaire de Hong Kong dans un journal imprimé en caractères traditionnels.» Si les Italiens du nord et du sud se regardent de travers, pas étonnant qu'on parle de «communautés chinoises». On compte quelque 200 associations (pas toutes actives)! Le nom de Montréal est étonnamment traduit de trois façons différentes. (Mandike pour les Cantonais, Mengtelou pour Taiwan et Mengtelier pour les autres.) Sans oublier la rivalité attisée par des régimes politiques opposés des deux côtés du détroit de Taiwan.

Trois hebdos en douze ans

Le paysage médiatique varie et progresse selon les vagues d'immigration. Honneur au vétéran d'abord: arrivé ici comme étudiant, Crescent Chau (Zhou Jinxing, selon le pinyin) fonde la Presse Chinoise (Chinese Press, Huaqiao Shibao) en 1981. Son petit local de la rue Clark est juché au-dessus de l'imprimerie d'Anna Lee qui fait très Chinatown où il se fait aider par trois dévouées assistantes. Le seul patron hongkongais de la Bande des six cumule maintenant 30 ans d'expérience et se vante de son réseau inégalé: le fameux guanxi. Ce pionnier occupe tout l'espace pendant une dizaine d'années ans jusqu'à l'apparition de deux compétiteurs.

D'abord un sosie en 1991, les Nouvelles Chinoises (Chinese News, Huaqiao Xinbao), qui choisit un nom quasi identique selon le nome chinois. Dans le complexe Guy-Favreau, au comptoir de la librairie bien éclairée, l'ami Alan Che Xiangqian, originaire de Ningbo et diplômé de Concordia en littérature, m'arrange vite une entrevue avec le rédacteur en chef. Au milieu de quelques clients, j'entends le staccato du dialecte de Shanghai. «Nous sommes tous shanghaiens ici», me lance en riant ZHANG Jian dans le français qu'il a commencé à apprivoiser pendant trois mois seulement dans un Cofi. Avant de venir à Montréal, il travaillait dans une station de radio dans une grande compagnie shanghaienne. À la barre des Nouvelles Chinoises depuis 20 ans, il emploie deux personnes (une aux nouvelles et une aux annonces) pour l'aider à publier un journal maintenant distribué gratuitement.

Les Nouvelles Chinoises équilibrent leur budget avec son service de visas chinois situé dans l'unique point de ventes de livres du pays de Mao. Au Nouvel An du Dragon, les souhaits de la consule Zhao Jiangping figuraient à la une. Est-ce à dire que le journal penche du côté de Pékin? «Oui, répond sans hésitation l'homme habillé tout en noir. Pour nous, y'a qu'une Chine, tandis que pour le journal Luby, y'en a deux.» Couverture locale? «Très peu. Pas facile de trouver des journalistes.» La FPJQ? «C'est eux qui donnent des permis de journalistes. Quand la police en demande?»

Luby est le nom (intraduisible) du journal lancé en 1992 (Luby Chinese Weekly, Lubi Huaxun). Publication utile pour publiciser un service d'immigration et de traduction. Troisième entreprise de presse installée dans le Quartier chinois, voisin du restaurant Kam Fung. Luby assure en effet la meilleure couverture de l'actualité taiwanaise sous l'influence du fondateur Cheung Hon-ming (Zhang Hanming) qui brasse des affaires dans l'île nationaliste. Avec le nombre record de 80 pages (dont plusieurs font circulaires) Luby fait le double du poids des Nouvelles Chinoises.

À l'époque du référendum de 1995, s'intéressant aux leaders d'opinion, le ministère de l'Immigration du Québec m'a passé une commande de traductions. Dans nos résumés de la Presse Chinoise et des Nouvelles Chinoises, sans surprise, nous avons relevé une majorité d'articles défendant le Non contre le Oui. Des caricatures transmettaient le même message. Sinon, l'essentiel défendait les intérêts et la réputation des Chinois comme, par exemple, dans le cas de la mafia asiatique.

La nouvelle vague

Au tournant du millénaire (1995-2005), les nombreux indépendants du continent font en sorte que le groupe chinois devient le premier contingent à s'installer chez nous. Il leur manque un journal qui leur ressemble. Parmi eux, de jeunes entrepreneurs ambitionnent de moderniser la communauté avec des stratégies nouvelles. Originaire du Hebei et aguerri aux affaires à Shenzhen, ZHAO Jian lance Sinoquébec (Mengcheng Huaren Bao) et «marche sur deux jambes»: primo son portail en 1999, secundo l'édition papier le 1er juillet 2000. Tous les jeudis soir, avec une camarade, il vient près de chez moi à Hebdo Litho (de la famille Gagliardi du Corriere Italiano qui imprime 28 journaux ethniques et 3 des 6 hebdos chinois) où se font les dernières retouches. L'avant-gardiste Zhao Jian est le premier à passer aux caractères simplifiés. Le numérique remplace les plaques photographiques. Les techniciens ne comprennent toutefois que dalle aux milliers de signes dansant sur l'écran lumineux. Le jeune ingénieur en électronique (diplômé de Tianjin) ne parle pas français. Peu importe, on n'arrête pas le progrès! C'est aussi le premier hebdo distribué gratuitement.

En privé, Zhao Jian fait preuve d'un esprit très critique face à tout ce qui est culture chinoise. Pourtant, pas d'éditorial pour ne pas faire de vagues. Le Lone Ranger fonctionne dans la plus grande discrétion sans cartes d'affaires ni pignon sur rue. Étonnant qu'il ait accepté ma suggestion de donner une entrevue à Laura-Julie Perreault pour le Guide du Montréal multiple qu'elle a commis avec son collègue Jean-Christophe Laurence. Sinoquébec commence par un bon ratio textes-publicité mais, avec le temps, les commerciaux affluent dans la quarantaine de pages (parfois 48 et jusqu'à 52 pages). Il emploie cinq personnes, mais n'a même pas besoin de vendeur de publicité ni besoin de rencontrer les annonceurs. Tout se transige électroniquement. «Sa page électronique est devenue une source d'information et d'échanges indispensable pour tous les nouveaux arrivants», admet sans détour Li Yanhong, journaliste chez un compétiteur. «Il peut y avoir une moyenne de 500 lecteurs actifs par jour sur plusieurs sujets divisés en 21 forums», selon Zhao Jian qui m'a toujours parlé fièrement du grand public ainsi rejoint, ceux qui s'intéressent au Québec.

Zhao Jian, qui a été actif dans des organisations étudiantes, me répète: «Faut pas être égoïstes Je veux contribuer au Québec.» Non seulement a-t-il mis le nom Québec dans le titre, mais il se fait imprimer à Saint-Léonard tandis que d'autres préfèrent l'Ontario (trois des six hebdos évitent ainsi de payer les taxes). Voulant dès le début ouvrir ses pages à la diversité, il m'a offert une chronique -- conseils à des néo-Québécois -- mais la traduction de plusieurs textes est devenue une corvée pour les généreux bénévoles. Sur une entrevue avec Lise Thériault, alors ministre de l'Immigration, les contresens étaient si graves qu'il m'a fallu abandonner cette collaboration.

Les ambitions de Sept Days

Sans doute alléché par le succès de Sinoquébec, l'homme d'affaires taiwanais John Chen (Chen Qiangsheng) finance en 2006 un journal au titre bilingue: Sept Days (Qitian). Le grand format (supérieur à La Presse) permet d'illustrer de façon encore inégalée les reportages locaux. Le logo très design brille. Jamais la une n'a été aussi attrayante avec des personnalités de divers horizons. Une entrevue que je fais sur Chantal Petitclerc couvre toute la une avec une grande photo. Pendant quatre ans, le photographe Claude Forest accompagne la reporter HU Xian dans le Chinatown, au festival de Saint-Tite et à Québec sans oublier le Bonhomme Carnaval. Cette enthousiaste quinquagénaire qui est même allée en reportage jusqu'à Kaboul, un grand coup du journal, me déclare: «Je crois que nous sommes les meilleurs à Montréal.»

Li Yanhong met à profit son expérience de journaliste à Pékin pour aller partout sur le terrain. «L'apparition du journal Sept Days met fin à la simple traduction de nouvelles des médias majoritaires», écrit-elle dans mon mémoire de maîtrise. «Dix-huit mois après le lancement, l'éditrice YIN Ling (originaire du Henan) déclare à la Gazette: «La différence entre nous et les autres journaux chinois c'est que chaque article [sur Montréal] dans chaque page est écrit par nos journalistes». Fuyant l'anonymat, le journal aime organiser des activités publiques. Cinq ans plus tard, les trois ambitieuses femmes doivent sérieusement relever le grand défi de bien équilibrer les colonnes de chiffres.

Enfin, le benjamin de la Bande des six, Xinjiayuan est le premier à comporter quelques pages en français. L'Éventail a le plus petit format et aussi le plus petit nombre de pages. L'active animatrice Ma Lijie (notamment du Festival de Montréal de la Culture Chinoise) m'avoue qu'il s'agissait «dès le début d'un lien commercial plutôt que d'un organe de nouvelles». Tout en avouant ne pas connaître «la théorie des médias», la rédactrice actuelle, Jasmine Sun Mojuan, déplore: «il faut des budgets pour avoir des journalistes qui couvrent l'actualité et les conférences de presse. L'Éventail peut quand même établir un pont entre les deux cultures.» Elle aimerait bien obtenir une subvention du gouvernement. En attendant, les courts articles ne sont pas signés et les sources ne sont pas données. Mais tout ce qui est en français est bien écrit. Dans son premier numéro d'octobre 2010, la rédaction a demandé: «S'il y a une faute de grammaire...merci de nous l'indiquer.»

Le nerf de la guerre? Les annonceurs chinois! L'immobilier, la finance et l'éducation fournissent l'oxygène nécessaire, selon Li Yanhong. Le reflet de valeurs traditionnelles: «Sans ma maison, aux yeux de ma famille, je reste un pauvre nomade», m'affirme un jeune informaticien à Verdun. Reste que la tarte publicitaire est découpée en pointes très minces.

Si Montréal entretient six hebdos chinois (en plus quelques éditions locales de grandes d'entreprises d'ailleurs), Toronto en compte un total de 22, selon la Montréalaise Alison Sung (Song Liyi) qui est allée patiemment les compter un par un. Mais il faut toujours bien faire la différence entre les vrais journaux, les simples «circulaires» et les éditions de grands journaux de Pékin et de Hong Kong. Compte tenu de la nombreuse population de la Ville-Reine, de ses cinq Quartiers chinois, ce chiffre de 22 n'est pas étonnant. Lequel est le meilleur? Zhao Jian mentionne les noms de Xingxing Shenghuo et de Dazhong bao. «Mais même avec des tirages de 15 000, il est difficile de mettre la main sur l'un d'eux quand je vais dans un centre commercial de Scarborough ou Markham.»