mercredi, août 29, 2012

Un réfugié de la mer me raconte sa fuite du Vietnam


Le docteur Nguyen a été chanceux dans sa fuite du Vietnam


Le docteur Nguyen est heureux aux États-Unis même si son refuge en lieu sûr à Denver l'a séparé de sa première famille et empêché de pratiquer pleinement sa profession. C'est mieux que d'être traité comme citoyen de deuxième classe au Vietnam où il est impossible de parler à qui que ce soit en toute confiance et où il faut faire face à la corruption et aux passe-droits des dirigeants du Nord. La «liberté» est ce qui fait toute la différence, selon ce monsieur aux cheveux blancs qui a bien voulu me raconter son vécu lors d'une très amicale conversation.

Dix ans après la prise du pouvoir par les communistes au Vietnam, le jeune Nguyen venait de terminer sa médecine à Saigon. Déjà une bonne chose en sa faveur, car il en aurait pu facilement en être empêché plus tard. Mais l'idée d'être complice dans toutes sortes de pressions pour favoriser telle ou telle personne du régime l'a fait réfléchir à son avenir.

Le parti et les privilèges

Une fois, par exemple, on lui a demandé de garder à son hôpital un détenu chinois, «ami du directeur de l'hôpital» (originaire du Nord), pendant une période de sept jours afin qu'il soit éventuellement libéré de prison. Impossible de refuser. Une autre fois, un cadre du parti s'est présenté à ce même établissement et a demandé que son fils reçoive le vaccin anti-tétanos le jour même. Sans faire la queue! «On avait la directive de n'en donner que cinq par jour parce que notre stock était très limité. Pas de vaccins ailleurs dans les autres hôpitaux.» Il a plaidé et supplié et même parlé au directeur. On lui a demandé de revenir le lendemain matin et d'attendre comme les autres patients. Refus total! «On a finalement dû céder et, le matin suivant, on n'a pu vacciner que quatre personnes.»

Il décide donc en 1985 de fuir le pays de Ho Chi Minh en offrant des lingots d'or aux passeurs. Un sampan-taxi l'amène de nuit à un premier endroit secret. Tel que convenu, faut profiter d'une heure d'ouverture: sans surveillance de la police. Puis c'est un bateau étroit d'une trentaine de pieds qui prend le large. Tous sont tassés comme des sardines: impossible de se lever au risque de perdre sa place par la forte pression des voisins.

Le voyage risque de mal tourner lorsqu'une tempête pousse le capitaine à vouloir chercher pied-à-terre à Poulo Condor, l'infâme prison de l'administration française. Accoster là c'est se jeter dans la gueule du loup. Ironiquement, la tempête ne leur laisse que la bonne option de continuer d'avancer de long de la côte. Pour alléger l'embarcation, les bagages et l'eau potable sont jetés par-dessus bord. Résultat, une soif de deux jours tourmente les réfugiés de la mer. Puis, second miracle, au beau milieu d'une mer calme, la pluie s'abat sur le groupe de voyageurs qui ouvrent désespérément comme des oisillons assoiffés.

Au bout de cinq jours, le docteur Nguyen et ses compagnons accostent en Indonésie, destination inévitable à cause de la saison et des courants (plutôt qu'en Malaisie, en Thaïlande ou à Hong Kong). Son premier camp de réfugiés se trouve sur l'île de Galang, puis ce sera le vaste camp de Kuku (sur l'île de Jemayah, à quatre heures de navigation de Singapour) qui accueille 20 000 personnes.

Les formalités de transfert à un pays d'accueil sont relativement longues, soit toute une année, et un moment donné, Nguyen entreprend des démarches pour le Canada où l'acceptation devait être instantanée. Finalement, parce qu'il a une soeur à Denver, les autorités américaines lui accordent le visa.

Une grosse famille

Le médecin aux cheveux blancs me parle de sa famille, originaire de la province de Quang Binh, au milieu du pays. À cause de la pauvreté, tous sont descendus il y a longtemps à Saigon où son paternel est décédé alors qu'il n'avait que deux ans. Sa mère est décédée à un âge avancé. Il a eu six soeurs et deux frères. L'aîné est mort au combat dans la guerre du Vietnam. Mon interlocuteur est le benjamin.

Aux États-Unis, au milieu des années 1980, pas facile de trouver un job et son diplôme de généraliste n'est pas la clé passe-partout. Il hésite entre la Californie et le Colorado. Finalement, c'est à ce dernier endroit qu'il s'installe. Il se mariera plus tard avec une compatriote qui fut aussi boat people (dans son cas, en transit par le camp de Palau Bidong en Malaisie). Heureusement, il travaille dans son propre secteur et se réjouit des relations amicales et faciles qu'il entretient avec ses nouveaux concitoyens. La fille de sa conjointe l'aide à se sentir dans une vraie famille. J'ai eu le plaisir de faire sa connaissance. Mariée avec un Caucasien et arrivée aux Usa à l'âge de deux ans, elle est plus américaine qu'asiatique.

Je lui parle de mes amis vietnamiens rencontrés au fil des années (mon blogue) et la chimie est excellente dès notre première rencontre -- organisée par sa belle-fille et la mienne. Nous buvons du thé chinois et l'homme de petite taille en chaussettes blanches est assis sur le bout du sofa. Il réfléchit d'un sujet à l'autre et s'applique pour aller dans les moindres précisions. Je me réjouis qu'il ait accepté de se confier à sans retenue alors qu'il me rencontre pour la première fois. J'espère qu'il a bien dormi ce soir-là après avoir remué tant de souvenirs.

Les pires camps en Asie

«Les pires camps ont été, dans l'ordre, ceux de Thaïlande, de Hong Kong et de Malaisie», affirme l'homme du début de la soixantaine. Je suis surpris de son opinion sur les camps de Hong Kong parce que, selon les visites que j'ai effectuées dans une demi-douzaine d'entre eux en 1979, j'ai trouvé que les Britanniques avaient été très corrects envers ces «étrangers». Je l'ai écrit dans plusieurs articles de La Presse. Sinon, à cause de vieilles animosités entre tous ces pays de l'Asie du Sud-Est, aucun pays n'affiche de grande hospitalité envers les ressortissants des pays voisins. «C'est aussi compliqué que dans les Balkans.»

Notre thé tieguanyin reste chaud sous les rayons de soleil de la fenêtre et je demande s'il a un petit élément chinois dans ses gênes. Il ne vient pas de Cholon, mais plutôt d'un des cinq autres arrondissements de Saigon. «Je ne sais pas exactement», me répond-il en riant sans trop insister non plus l'équivalent chinois de son nom. Donc un Vietnamien pure soie. Quang Binh était aussi le fief du célèbre président Ngo Dinh Diem. «Selon ma mère, le général Vo Nguyen Giap devait être un cousin lointain de mon grand-père», ajoute-t-il en esquissant une demi-grimace.

Ses retours au Vietnam depuis 1985? «J'y suis allé trois fois en tout: en 1992, en 1998 et en 2000. Dès que j'ai eu la citoyenneté américaine, dès le lendemain, j'ai fait application pour retourner. Un médecin chinois de Denver était responsable du transport de matériel médical et de produits pharmaceutiques vers le pays. J'ai accepté de faire partie du voyage humanitaire, mais à une condition: qu'il me protège pour que je puisse revenir aux États-Unis.» Quand la porte de l'avion s'est ouverte et qu'il a vu les uniformes kaki des militaires, il a fallu lui pousser dans le dos pour qu'il sorte. Sept ans après sa fuite miraculeuse vers la liberté, notre homme en avait encore la peur au ventre.

Le Nord fermé contre le Sud divisé

Le deuxième périple, ce fut pour aller voir sa mère malade. La dernière fois, ce fut pour son décès. L'emprise de la famille! Le Vietnam c'est aussi l'attachement à un jeune enfant de la famille qu'il a gardé avec lui pendant qu'il était interne à l'hôpital. Ce jeune est devenu un véritable fils pour lui.

On m'avait dit que le docteur Nguyen était très près de ses souvenirs et nourrissait une grande curiosité pour l'histoire de son pays. Quelle question le taraude en particulier? «Je me suis demandé pendant longtemps pourquoi le Sud du Vietnam avait perdu contre les communistes du Nord? Il estime que dans ce dernier cas, avec une presse censurée, la population n'avait pas tout ce qu'il fallait comme information pour tout comprendre. On leur a donc tout simplement fait entrer dans la tête qu'après la défaite des Français, il fallait de la même manière se débarrasser des envahisseurs américains.» Sans oublier la déconfiture plus tôt des Chinois. Le Sud était mieux informé, mais était divisé. Pas aussi fanatique que le Nord, pourrait-on résumer. Bien sûr, en pleine guerre froide, les Vietnamiens ont servi de chair à canon pour les superpuissances.

Je lui montre mon livre sur Taiwan avec la photo du réfugié Guillaume (nom de guerre) que j'ai pu sortir de l'île de Penghu (Taiwan) pour l'amener au Québec. L'ami Guillaume était alors un jeune homme très maigre. Monsieur Nguyen me demande de lui donner une copie de ce livre qui a été traduit en anglais. «Une partie de nos souvenirs de famille», précise ma fille en venant échanger quelques mots avec lui au moment de son départ. Nous espérons bien nous revoir une autre fois. Avec son élégante fille et son mari, nous avons passé une soirée tellement agréable et nous avons tellement ri. Comme si nous nous étions connus depuis des décennies.

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