Pas moins de six hebdos s'adonnent à l'«art
de la guerre» pour charmer les différents publics. Dans une communauté de
quelque 90 000 Chinois (estimation raisonnable) mesurant le temps en dynasties
et en millénaires, les trois journaux du siècle dernier tiennent bien le coup,
tandis que deux des trois nouveaux de ce siècle-ci se taillent une niche avec
plus ou moins de succès en misant sur leurs portails. Le dynamisme provient des
immigrants récents du continent, plus scolarisés et plus technos.
Compétition oblige! Une presse mal connue
et difficile à saisir, car les responsables ne se confient pas au premier venu.
Les génériques manquent. Les papiers sont signés de noms de plume ou marqués
d'un simple «spécial à ce journal». Sans compter la barrière de la langue,
véritable Muraille de Chine. La Fédération professionnelle des journalistes du
Québec? Inconnue au bataillon!
Dans cette communauté longtemps victime de
racisme, dont les origines remontent à 1877, estime-t-on, les divisions sont
notoires. Les premiers immigrants de Taishan, ceux de Hong Kong et de Taiwan ainsi
que les continentaux de la république populaire forment autant de sous-groupes
parlant autant de dialectes. Scolarisé en caractères simplifiés, un Sichuanais
arrivé ici en 1989 me racontait: «J'avais du mal à comprendre le vocabulaire de
Hong Kong dans un journal imprimé en caractères traditionnels.» Si les Italiens
du nord et du sud se regardent de travers, pas étonnant qu'on parle de «communautés
chinoises». On compte quelque 200 associations (pas toutes actives)! Le nom de
Montréal est étonnamment traduit de trois façons différentes. (Mandike pour les Cantonais, Mengtelou pour Taiwan et Mengtelier pour les autres.) Sans
oublier la rivalité attisée par des régimes politiques opposés des deux côtés
du détroit de Taiwan.
Trois
hebdos en douze ans
Le paysage médiatique varie et progresse
selon les vagues d'immigration. Honneur au vétéran d'abord: arrivé ici comme
étudiant, Crescent Chau (Zhou Jinxing, selon le pinyin) fonde la Presse
Chinoise (Chinese Press, Huaqiao
Shibao) en 1981. Son petit local de la rue Clark est juché au-dessus de
l'imprimerie d'Anna Lee qui fait très Chinatown où il se fait aider par trois
dévouées assistantes. Le seul patron hongkongais de la Bande des six cumule maintenant
30 ans d'expérience et se vante de son réseau inégalé: le fameux guanxi. Ce pionnier occupe tout l'espace
pendant une dizaine d'années ans jusqu'à l'apparition de deux compétiteurs.
D'abord un sosie en 1991, les Nouvelles Chinoises (Chinese News, Huaqiao Xinbao), qui choisit un nom quasi identique selon le nome
chinois. Dans le complexe Guy-Favreau, au comptoir de la librairie bien
éclairée, l'ami Alan Che Xiangqian, originaire de Ningbo et diplômé de
Concordia en littérature, m'arrange vite une entrevue avec le rédacteur en
chef. Au milieu de quelques clients, j'entends le staccato du dialecte de
Shanghai. «Nous sommes tous shanghaiens ici», me lance en riant ZHANG Jian dans
le français qu'il a commencé à apprivoiser pendant trois mois seulement dans un
Cofi. Avant de venir à Montréal, il travaillait dans une station de radio dans
une grande compagnie shanghaienne. À la barre des Nouvelles Chinoises depuis 20 ans, il emploie deux personnes (une
aux nouvelles et une aux annonces) pour l'aider à publier un journal maintenant
distribué gratuitement.
Les Nouvelles
Chinoises équilibrent leur budget avec
son service de visas chinois situé dans l'unique point de ventes de livres du
pays de Mao. Au Nouvel An du Dragon, les souhaits de la consule Zhao Jiangping
figuraient à la une. Est-ce à dire que le journal penche du côté de Pékin?
«Oui, répond sans hésitation l'homme habillé tout en noir. Pour nous, y'a
qu'une Chine, tandis que pour le journal Luby,
y'en a deux.» Couverture locale? «Très peu. Pas facile de trouver des journalistes.»
La FPJQ? «C'est eux qui donnent des permis de journalistes. Quand la police en
demande?»
Luby est le nom (intraduisible) du journal lancé en 1992 (Luby Chinese Weekly, Lubi Huaxun). Publication utile pour
publiciser un service d'immigration et de traduction. Troisième entreprise de
presse installée dans le Quartier chinois, voisin du restaurant Kam Fung. Luby assure en effet la meilleure
couverture de l'actualité taiwanaise sous l'influence du fondateur Cheung
Hon-ming (Zhang Hanming) qui brasse des affaires dans l'île nationaliste. Avec
le nombre record de 80 pages (dont plusieurs font circulaires) Luby fait le double du poids des Nouvelles Chinoises.
À l'époque du référendum de 1995,
s'intéressant aux leaders d'opinion, le ministère de l'Immigration du Québec m'a
passé une commande de traductions. Dans nos résumés de la Presse Chinoise et des Nouvelles
Chinoises, sans surprise, nous avons relevé une majorité d'articles
défendant le Non contre le Oui. Des caricatures transmettaient le même message.
Sinon, l'essentiel défendait les intérêts et la réputation des Chinois comme,
par exemple, dans le cas de la mafia asiatique.
La
nouvelle vague
Au tournant du millénaire (1995-2005), les
nombreux indépendants du continent font en sorte que le groupe chinois devient
le premier contingent à s'installer chez nous. Il leur manque un journal qui
leur ressemble. Parmi eux, de jeunes entrepreneurs ambitionnent de moderniser
la communauté avec des stratégies nouvelles. Originaire
du Hebei et aguerri aux affaires à Shenzhen, ZHAO Jian lance Sinoquébec (Mengcheng Huaren Bao) et «marche sur deux jambes»: primo son
portail en 1999, secundo l'édition papier le 1er juillet 2000. Tous les jeudis
soir, avec une camarade, il vient près de chez moi à Hebdo Litho (de la famille
Gagliardi du Corriere Italiano qui imprime 28 journaux ethniques et 3 des 6 hebdos
chinois) où se font les dernières retouches. L'avant-gardiste Zhao Jian est le
premier à passer aux caractères simplifiés. Le numérique remplace les plaques
photographiques. Les techniciens ne comprennent toutefois que dalle aux
milliers de signes dansant sur l'écran lumineux. Le jeune ingénieur en
électronique (diplômé de Tianjin) ne parle pas français. Peu importe, on
n'arrête pas le progrès! C'est aussi le premier hebdo distribué gratuitement.
En privé, Zhao Jian fait preuve d'un esprit
très critique face à tout ce qui est culture chinoise. Pourtant, pas
d'éditorial pour ne pas faire de vagues. Le Lone
Ranger fonctionne dans la plus grande discrétion sans cartes d'affaires ni
pignon sur rue. Étonnant qu'il ait accepté ma suggestion de donner une entrevue
à Laura-Julie Perreault pour le Guide du
Montréal multiple qu'elle a commis avec son collègue Jean-Christophe
Laurence. Sinoquébec commence par un bon ratio textes-publicité mais, avec le
temps, les commerciaux affluent dans la quarantaine de pages (parfois 48 et
jusqu'à 52 pages). Il emploie cinq personnes, mais n'a même pas besoin de
vendeur de publicité ni besoin de rencontrer les annonceurs. Tout se transige
électroniquement. «Sa page électronique est devenue une source d'information et
d'échanges indispensable pour tous les nouveaux arrivants», admet sans détour
Li Yanhong, journaliste chez un compétiteur. «Il peut y avoir une moyenne de
500 lecteurs actifs par jour sur plusieurs sujets divisés en 21 forums», selon
Zhao Jian qui m'a toujours parlé fièrement du grand public ainsi rejoint, ceux
qui s'intéressent au Québec.
Zhao Jian, qui a été actif dans des
organisations étudiantes, me répète: «Faut pas être égoïstes Je veux contribuer
au Québec.» Non seulement a-t-il mis le nom Québec dans le titre, mais il se
fait imprimer à Saint-Léonard tandis que d'autres préfèrent l'Ontario (trois
des six hebdos évitent ainsi de payer les taxes). Voulant dès le début ouvrir
ses pages à la diversité, il m'a offert une chronique -- conseils à des
néo-Québécois -- mais la traduction de plusieurs textes est devenue une corvée
pour les généreux bénévoles. Sur une entrevue avec Lise Thériault, alors
ministre de l'Immigration, les contresens étaient si graves qu'il m'a fallu
abandonner cette collaboration.
Les
ambitions de Sept Days
Sans doute alléché par le succès de Sinoquébec, l'homme d'affaires taiwanais
John Chen (Chen Qiangsheng) finance en 2006 un journal au titre bilingue: Sept Days (Qitian). Le grand format (supérieur à La Presse) permet d'illustrer de façon encore inégalée les
reportages locaux. Le logo très design brille. Jamais la une n'a été aussi
attrayante avec des personnalités de divers horizons. Une entrevue que je fais
sur Chantal Petitclerc couvre toute la une avec une grande photo. Pendant
quatre ans, le photographe Claude Forest accompagne la reporter HU Xian dans le
Chinatown, au festival de Saint-Tite et à Québec sans oublier le Bonhomme
Carnaval. Cette enthousiaste quinquagénaire qui est même allée en reportage
jusqu'à Kaboul, un grand coup du journal, me déclare: «Je crois que nous sommes
les meilleurs à Montréal.»
Li Yanhong met à profit son expérience de
journaliste à Pékin pour aller partout sur le terrain. «L'apparition du journal Sept Days met fin à la simple traduction de nouvelles des médias majoritaires», écrit-elle dans mon mémoire de maîtrise. «Dix-huit mois après le lancement, l'éditrice YIN Ling (originaire
du Henan) déclare à la Gazette: «La
différence entre nous et les autres journaux chinois c'est que chaque article [sur
Montréal] dans chaque page est écrit par nos journalistes». Fuyant l'anonymat,
le journal aime organiser des activités publiques. Cinq ans plus tard, les
trois ambitieuses femmes doivent sérieusement relever le grand défi de bien équilibrer
les colonnes de chiffres.
Enfin, le benjamin de la Bande des six, Xinjiayuan est le premier à comporter
quelques pages en français. L'Éventail a
le plus petit format et aussi le plus petit nombre de pages. L'active
animatrice Ma Lijie (notamment du Festival de Montréal de la Culture Chinoise) m'avoue
qu'il s'agissait «dès le début d'un lien commercial plutôt que d'un organe de
nouvelles». Tout en avouant ne pas connaître «la théorie des médias», la
rédactrice actuelle, Jasmine Sun Mojuan, déplore: «il faut des budgets pour
avoir des journalistes qui couvrent l'actualité et les conférences de presse. L'Éventail peut quand même établir un
pont entre les deux cultures.» Elle aimerait bien obtenir une subvention du
gouvernement. En attendant, les courts articles ne sont pas signés et les sources
ne sont pas données. Mais tout ce qui est en français est bien écrit. Dans son
premier numéro d'octobre 2010, la rédaction a demandé: «S'il y a une faute de
grammaire...merci de nous l'indiquer.»
Le nerf de la guerre? Les annonceurs
chinois! L'immobilier, la finance et l'éducation fournissent l'oxygène
nécessaire, selon Li Yanhong. Le reflet de valeurs traditionnelles: «Sans ma
maison, aux yeux de ma famille, je reste un pauvre nomade», m'affirme un jeune
informaticien à Verdun. Reste que la tarte publicitaire est découpée en pointes
très minces.
Si Montréal entretient six hebdos chinois
(en plus quelques éditions locales de grandes d'entreprises d'ailleurs),
Toronto en compte un total de 22, selon la Montréalaise Alison Sung (Song Liyi)
qui est allée patiemment les compter un par un. Mais il faut toujours bien
faire la différence entre les vrais journaux, les simples «circulaires» et les
éditions de grands journaux de Pékin et de Hong Kong. Compte tenu de la
nombreuse population de la Ville-Reine, de ses cinq Quartiers chinois, ce
chiffre de 22 n'est pas étonnant. Lequel est le meilleur? Zhao Jian mentionne
les noms de Xingxing Shenghuo et de Dazhong bao. «Mais même avec des tirages
de 15 000, il est difficile de mettre la main sur l'un d'eux quand je vais dans
un centre commercial de Scarborough ou Markham.»
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