mardi, juin 28, 2011

Le diplomate Henry Kissinger, sinologue de 88 ans

Le président Jiang Zemin bavarde avec Henry Kissinger


À l’âge vénérable de 88 ans (chiffre chanceux), Henry Kissinger vient de commettre une excellente étude sur la diplomatie et la stratégie chinoise. Une livre qui fera époque à cause du rôle unique de ce diplomate de carrière qui fut le négociateur  pour le président Nixon, d’où sa connaissance directe de la vision du monde des leaders chinois. Acteur de premier plan! Cinquante voyages en Chine! Henry Kissinger a aussi su se faire aider d’une équipe de rédaction lui permettant de mieux présenter l’histoire contemporaine du géant chinois. Le mot à mot de ses conversations à Pékin confère autorité au livre de presque 600 pages.

Dans les premiers chapitres, en guise d’introduction, Henry Kissinger réexamine la diplomatie de la fin de la dynastie Qing (Mandchous) dans leurs conflits avec les  puissances étrangères. Cette période est mieux connue et on y retrouve des éléments connus comme le kowtow (génuflexion) que l’empereur exigeait et le concept de l’Empire du milieu en relation avec les états tributaires. Petite révision indispensable pour comprendre la suite de l’histoire.

De Varsovie à Pékin

Le roman policier commence ensuite avec le premier voyage ultrasecret qu’Henry Kissinger a effectué vers Pékin pour préparer la réconciliation américano-soviétique. Il n’y avait pas eu de tel contact direct à haut niveau en 20 ans. Seulement l’étape précédente de 130 rondes de conversation à Varsovie au niveau des ambassadeurs. L’objectif était de préparer un face à face entre un Mao Zedong vieillissant et un Richard Nixon pourtant reconnu pour son anticommunisme.

Était-ce connu? Pendant que les dirigeants américains décidaient de se rapprocher du régime chinois, Mao Zedong et Zhou Enlai décidaient d’en faire autant afin de se protéger de la menace de l’Union soviétique. Jouer la carte américaine. Quatre généraux (condamnés aux travaux manuels) suggérèrent ce grand virage diplomatique. L’un d’eux se servit de l’histoire du Roman des trois royaumes (livre alors banni) pour mieux faire passer leur audacieuse recommandation au Grand timonier. Une «inspiration stratégique» provenant des «ancêtres». Cette populaire saga dont l’action se situe à la fin des Han (3e siècle) a été écrite à l’époque Ming (14e siècle). (John Woo en a récemment tiré le film Red Cliff.)

Henry Kissinger en profite pour expliquer que les Chinois vivent en symbiose avec leur histoire. Ce qui s’est passé quelques dynasties plus tôt est présent à l’esprit comme si ça s’était passé hier. Pour expliquer son expédition militaire contre l’Inde en 1962, le président Mao Zedong a invoqué deux guerres survenues l’une 1 300 ans plus tôt (Tang) et l’autre 700 ans plus tard (Yuan). Au Premier ministre Alexeï Kossyguine, il parlait de mener une lutte idéologique pouvant durer jusqu’à 10 000 ans contre les révisionnistes soviétiques -- avec une tranche de mille ans pouvant être soustraite grâce à une généreuse «concession» du président. Une perception du temps totalement différente de celle que nous avons en Occident. «La Chine est unique.»

Le jeu de go

Henry Kissinger revient souvent sur la notion de l’encerclement tout en évoquant le  jeu de weiqi (le go) qui s’apparente à la guerre de territoires. Un jeu vieux de 3 000 ans -- qui n’est apparu en Occident que très tardivement. C’était la hantise du régime de Pékin de se faire «stratégiquement encercler» du temps de l’Union soviétique et de la guerre froide. Dès la page 24, premier chapitre, sur la «singularité de la Chine», apparaît un croquis de l’échiquier de ce jeu avec ses 361 intersections. À la page suivante, c’est au tour du célèbre stratège Sun Zi de faire son entrée dans l’explication à la Kissinger de la Realpolitik de la Chine. De bonnes pages en interculturel.

Un chapitre que j’ai lu attentivement est celui qui examine la «diplomatie triangulaire» en rapport avec la guerre de Corée. (Je le recommande à mon bon ami écrivain Ook CHUNG.) Je sais qu’il existe différentes versions des faits d’après mes conversations avec des amis chinois de Pékin. Exactement qui a déclenché les hostilités? L’intervention de l ‘armée chinoise? Les tractations du grand leader Kim Il-sung avec Joseph Staline et Mao Zedong? Je n’essaierai pas résumer ici ce 5e chapitre, mais j’imagine que les spécialistes de la Corée y trouveront des observations intéressantes.

Qui de mieux placé que le secrétaire d’État de Richard Nixon pour tracer un portrait du Grand timonier et du suave mandarin Zhou Enlai? Le premier était le «roi-philosophe» évoluant dans les «hauteurs olympiennes» et s’exprimant en paraboles, tandis que le second pratiquait un «élégant professionnalisme». Par contre, le contraste était extraordinaire avec l’«indestructible» Deng Xiaoping qui s’attachait à l’«éminemment pratique», «dédaignait la philosophie» et ravitaillait le crachoir pendant les réunions. Par la suite, l’ex-numéro un de Shanghai, Jiang Zemin, «souriait, riait, racontait des anecdotes et touchait ses interlocuteurs pour créer un lien» tout en étalant ses rudiments de langues étrangères.

Toujours d’après l’auteur du livre tout simplement intitulé On China, (pas encore de traduction française), il ne faut jamais oublier une importante constante dans tout rapport avec les dirigeants chinois. Leur pays a subi un «siècle d’humiliation» aux mains des puissances étrangères et ils n’acceptent plus d’être traités de la sorte ni de se faire dire quoi faire. Toute pression étrangère est immédiatement rejetée. Surtout en matière de droits de la personne.

L’obstacle de Taiwan

La fierté du conseiller très écouté de plusieurs chefs de la Maison blanche c’est d’avoir été capable d’élaborer, du temps de Nixon, un cadre de référence général (framework) à partir duquel les deux gouvernements pouvaient trouver des solutions à des problèmes particuliers. Cette vision d’ensemble était plus facile à définir à une époque où tout partait de zéro. Tabula rasa! Kissinger essaie de se mettre à la place des leaders chinois pour expliquer leur approche. Les citations deviennent très utiles.

La grande pierre d’achoppement dans toutes ces années de délicate diplomatie bilatérale demeure le problème de Taiwan. Le communiqué de Shanghai de 1972 n’a pas suffi à régler le grand casse-tête opposant Washington à Pékin. Les crises ont été nombreuses.

Cette longue fresque historique, Kissinger la conclut en proposant de façon positive et visionnaire une «communauté du Pacifique». Une invitation à «bâtir» l’avenir ensemble!  À cette noble fin, ne pas se laisser freiner sur les contradictions à court terme, mais développer des mécanismes de vision à long terme ainsi qu’un «dialogue permanent».

Tout en passant à travers cette brique diplomatique, j’ai visionné à quelques reprises l’excellente entrevue d’une cinquantaine de minutes que Kissinger a donnée à Charlie Rose (30 mai 2011). Le journaliste de PBS  lui laisse le temps de répondre à toutes ses questions. L’entrevue menée par le Orville Schell (15 juin) que l’on peut voir sur la toile de l’Asia Society (New York) est moins bien réussie. Un moment donné, le professeur Schell demande à l’octogénaire aux cheveux blancs de résumer son volumineux ouvrage et celui-ci rétorque qu’il ne peut pas le faire en seulement une phrase. Ni deux.

Je ressens la même difficulté à essayer de bien résumer l’essentiel en mille mots. Bref, je vous invite plutôt à lire le livre. Pas toujours une lecture facile chez cet auteur d’une douzaine d’autre titres avec ses termes savants et ses longues phrases. Beaucoup de noms chinois aussi. Pas facile la Chine!

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