samedi, mars 17, 2012

Les Chinois en pleine philosophie porcine






Le célèbre dissident LIU Xiaobo ne donne pas dans la dentelle dans ses écrits pour dénoncer la nomenklatura chinoise et ce qu'il appelle le «post-totalitarisme du régime». Il a beau affirmer «Je n'ai pas d'ennemis», mais le parti omnipuissant ne voit pas sa prose du même oeil. Le prix Nobel 2010 est encore derrière les barreaux jusqu'en 2020.



«Philosophie du porc»? Désavouant ses propres compatriotes, Liu Xiaobo pointe du doigt la Chine où «les porcs s'endorment quand ils sont rassasiés, et mangent quand ils se réveillent», maintenus au stade des besoins primaires, alimentaires et sexuels, sans le droit à de plus grandes ambitions, écrit l'ex-professeur de l'Université Normale de Pékin. Bref, un pays d'«âmes corrompues» où prime la recherche de  l'intérêt et du profit.

Jean-Philippe Béja: la vérité

Dans ce recueil d'essais, vu la lenteur des films et la longueur des romans chinois, on aurait pu s'attendre à des dissertations de style intello. Mais Liu Xiaobo y va d'une plume alerte avec une pensée claire. Il commente même des affaires d'actualité comme celle des enfants-esclaves dans les briqueteries noires en qualifiant les fonctionnaires d'inefficaces et d'arrogants en présence d'une «chaîne criminelle». Dans une lettre ouverte (2008), il tance Jerry Yang et Yahoo pour avoir bassement collaboré à l'incarcération de son ami, le journaliste Shi Tao.

Le sinologue Jean-Philippe Béja a retenu une trentaine de textes du «cheval noir» parmi une liste d'une centaine. Traduction rapide en trois mois avec trois collègues. De Paris, le spécialiste (qui a enseigné à l'Université de Montréal) m'écrit dans une courte entrevue par courriel: «Liu Xiaobo est sans doute celui qui a la pensée la plus structurée, car fondée sur une bonne connaissance de la philosophie et de l’esthétique. L’aspect le plus original de sa pensée est bien résumé dans “subvertir le mensonge avec la vérité”: à la différence de bien des modernistes, il estime que vivre dans la vérité (expression de Václav Havel), refuser de se faire acheter, est le premier devoir d’un dissident.»

L'audace du prolifique Liu Xiaobo ne date pas d'hier. Dès 1986, fort de son doctorat en littérature, il agite le chiffon rouge contre les «bouffons de la culture» publiant après la mort de Mao Zedong. «Un si grand pays, dix longues années, et personne dont le jugement ne prenne un peu de hauteur.» Il parle de pauvreté d'imagination artistique, de manque de force de création et d'inertie culturelle. Il rejoint ainsi le sinologue allemand Wolfgang Kubin qui a soulevé une vive polémique, vingt ans plus tard, après avoir qualifié les romans chinois de «poubelles» (ou «merde» selon d'autres traductions).

Humble, poli et sentimental


Que dire des gouvernements et des gens d'affaires occidentaux comme les Canadiens? Selon Liu Xiaobo, quand les élites chinoises en exil leur reprochent de se laisser acheter avec des promesses de contrats aux dépens de la cause des droits de l'homme, ne devraient-ils pas plutôt s'interroger sur le comportement de leurs propres camarades? Une invitation à faire son autocritique!

Liu Xiaobo, un radical ou un modéré? Jean-Pierre Béja opine: «Il est certainement modéré dans le sens où il reconnaît les progrès qui ont été accomplis dans l’autonomisation de la société civile, et où il refuse totalement la violence. Mais il est radical dans la mesure où il se refuse à tout compromis pour pouvoir s’exprimer, et s’obstine à vouloir vivre selon ses principes.» Autre question au spécialiste français. Dans ces textes ou bien dans l'ensemble de son opposition au régime, qu'est-ce qui fait le plus peur ou qui irrite le plus le régime? «Sans aucun doute ce refus du compromis dans la vie quotidienne, cette volonté de défendre les droits fondamentaux de l’homme en toute circonstance.»

Enfin, ces 518 pages laissent deviner la personnalité de l'homme de 56 ans né de parents lettrés. Jean-Pierre Béja parle de ses «colères mémorables» et de son bégaiement. Le prisonnier d'opinion fait preuve d'humilité en évoquant ses «conclusions hâtives» et son «manque de rigueur». Poli envers le policier qui l'arrête. Sentimental, il lance à sa deuxième épouse, la poétesse Liu Xia: «Mon adorée, avec ton amour, j'affronterai imperturbable le procès à venir.» Avant sa dernière condamnation, il laisse tomber cette petite phrase: «J'espère que je serai la dernière victime de l'incessante inquisition intellectuelle.» Pas certain que ses juges le libèrent avant 2020.

Liu Xiaobo, la philosophie du porc et autres essais, préface de Václav Havel, Gallimard, 2011.

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