Le célèbre dissident LIU Xiaobo ne donne pas dans la dentelle dans
ses écrits pour dénoncer la nomenklatura chinoise et ce qu'il appelle le «post-totalitarisme
du régime». Il a beau affirmer «Je n'ai pas d'ennemis», mais le parti
omnipuissant ne voit pas sa prose du même oeil. Le prix Nobel 2010 est encore
derrière les barreaux jusqu'en 2020.
«Philosophie du porc»? Désavouant ses propres compatriotes, Liu
Xiaobo pointe du doigt la Chine où «les porcs s'endorment quand ils sont
rassasiés, et mangent quand ils se réveillent», maintenus au stade des besoins
primaires, alimentaires et sexuels, sans le droit à de plus grandes ambitions, écrit
l'ex-professeur de l'Université Normale de Pékin. Bref, un pays d'«âmes
corrompues» où prime la recherche de
l'intérêt et du profit.
Jean-Philippe Béja:
la vérité
Dans ce recueil d'essais, vu la lenteur des films et la longueur
des romans chinois, on aurait pu s'attendre à des dissertations de style
intello. Mais Liu Xiaobo y va d'une plume alerte avec une pensée claire. Il
commente même des affaires d'actualité comme celle des enfants-esclaves dans
les briqueteries noires en qualifiant les fonctionnaires d'inefficaces et d'arrogants
en présence d'une «chaîne criminelle». Dans une lettre ouverte (2008), il tance
Jerry Yang et Yahoo pour avoir bassement collaboré à l'incarcération de son
ami, le journaliste Shi Tao.
Le sinologue Jean-Philippe Béja a retenu une trentaine de textes
du «cheval noir» parmi une liste d'une centaine. Traduction rapide en trois
mois avec trois collègues. De Paris, le spécialiste (qui a enseigné à
l'Université de Montréal) m'écrit dans une courte entrevue par courriel: «Liu Xiaobo est sans doute
celui qui a la pensée la plus structurée, car fondée sur une bonne connaissance
de la philosophie et de l’esthétique. L’aspect le plus original de sa pensée
est bien résumé dans “subvertir le mensonge avec la vérité”: à la différence de
bien des modernistes, il estime que vivre dans la vérité (expression de Václav
Havel), refuser de se faire acheter, est le premier devoir d’un dissident.»
L'audace du prolifique Liu Xiaobo ne date pas d'hier. Dès 1986,
fort de son doctorat en littérature, il agite le chiffon rouge contre les «bouffons
de la culture» publiant après la mort de Mao Zedong. «Un si grand pays, dix
longues années, et personne dont le jugement ne prenne un peu de hauteur.» Il
parle de pauvreté d'imagination artistique, de manque de force de création et
d'inertie culturelle. Il rejoint ainsi le sinologue allemand Wolfgang Kubin qui
a soulevé une vive polémique, vingt ans plus tard, après avoir qualifié les
romans chinois de «poubelles» (ou «merde» selon d'autres traductions).
Humble, poli et
sentimental
Que dire des gouvernements et des gens d'affaires occidentaux
comme les Canadiens? Selon Liu Xiaobo, quand les élites chinoises en exil leur
reprochent de se laisser acheter avec des promesses de contrats aux dépens de
la cause des droits de l'homme, ne devraient-ils pas plutôt s'interroger sur le
comportement de leurs propres camarades? Une invitation à faire son
autocritique!
Liu Xiaobo, un radical ou un modéré? Jean-Pierre Béja opine: «Il est
certainement modéré dans le sens où il reconnaît les progrès qui ont été
accomplis dans l’autonomisation de la société civile, et où il refuse totalement
la violence. Mais il est radical dans la mesure où il se refuse à tout
compromis pour pouvoir s’exprimer, et s’obstine à vouloir vivre selon ses
principes.» Autre question au spécialiste français. Dans ces textes ou bien
dans l'ensemble de son opposition au régime, qu'est-ce qui fait le plus peur ou
qui irrite le plus le régime? «Sans aucun doute ce refus du compromis dans la
vie quotidienne, cette volonté de défendre les droits fondamentaux de l’homme
en toute circonstance.»
Enfin, ces 518 pages laissent deviner la personnalité de l'homme
de 56 ans né de parents lettrés. Jean-Pierre Béja parle de ses «colères mémorables»
et de son bégaiement. Le prisonnier d'opinion fait preuve d'humilité en évoquant
ses «conclusions hâtives» et son «manque de rigueur». Poli envers le policier
qui l'arrête. Sentimental, il lance à sa deuxième épouse, la poétesse Liu Xia: «Mon
adorée, avec ton amour, j'affronterai imperturbable le procès à venir.» Avant
sa dernière condamnation, il laisse tomber cette petite phrase: «J'espère que
je serai la dernière victime de l'incessante inquisition intellectuelle.» Pas
certain que ses juges le libèrent avant 2020.
Liu
Xiaobo, la philosophie du porc et autres essais,
préface de Václav Havel, Gallimard, 2011.
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