mardi, janvier 31, 2012

L'Art de la guerre et les six hebdos de Montréal


Pas moins de six hebdos s'adonnent à l'«art de la guerre» pour charmer les différents publics. Dans une communauté de quelque 90 000 Chinois (estimation raisonnable) mesurant le temps en dynasties et en millénaires, les trois journaux du siècle dernier tiennent bien le coup, tandis que deux des trois nouveaux de ce siècle-ci se taillent une niche avec plus ou moins de succès en misant sur leurs portails. Le dynamisme provient des immigrants récents du continent, plus scolarisés et plus technos.

Compétition oblige! Une presse mal connue et difficile à saisir, car les responsables ne se confient pas au premier venu. Les génériques manquent. Les papiers sont signés de noms de plume ou marqués d'un simple «spécial à ce journal». Sans compter la barrière de la langue, véritable Muraille de Chine. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec? Inconnue au bataillon!

Dans cette communauté longtemps victime de racisme, dont les origines remontent à 1877, estime-t-on, les divisions sont notoires. Les premiers immigrants de Taishan, ceux de Hong Kong et de Taiwan ainsi que les continentaux de la république populaire forment autant de sous-groupes parlant autant de dialectes. Scolarisé en caractères simplifiés, un Sichuanais arrivé ici en 1989 me racontait: «J'avais du mal à comprendre le vocabulaire de Hong Kong dans un journal imprimé en caractères traditionnels.» Si les Italiens du nord et du sud se regardent de travers, pas étonnant qu'on parle de «communautés chinoises». On compte quelque 200 associations (pas toutes actives)! Le nom de Montréal est étonnamment traduit de trois façons différentes. (Mandike pour les Cantonais, Mengtelou pour Taiwan et Mengtelier pour les autres.) Sans oublier la rivalité attisée par des régimes politiques opposés des deux côtés du détroit de Taiwan.

Trois hebdos en douze ans

Le paysage médiatique varie et progresse selon les vagues d'immigration. Honneur au vétéran d'abord: arrivé ici comme étudiant, Crescent Chau (Zhou Jinxing, selon le pinyin) fonde la Presse Chinoise (Chinese Press, Huaqiao Shibao) en 1981. Son petit local de la rue Clark est juché au-dessus de l'imprimerie d'Anna Lee qui fait très Chinatown où il se fait aider par trois dévouées assistantes. Le seul patron hongkongais de la Bande des six cumule maintenant 30 ans d'expérience et se vante de son réseau inégalé: le fameux guanxi. Ce pionnier occupe tout l'espace pendant une dizaine d'années ans jusqu'à l'apparition de deux compétiteurs.

D'abord un sosie en 1991, les Nouvelles Chinoises (Chinese News, Huaqiao Xinbao), qui choisit un nom quasi identique selon le nome chinois. Dans le complexe Guy-Favreau, au comptoir de la librairie bien éclairée, l'ami Alan Che Xiangqian, originaire de Ningbo et diplômé de Concordia en littérature, m'arrange vite une entrevue avec le rédacteur en chef. Au milieu de quelques clients, j'entends le staccato du dialecte de Shanghai. «Nous sommes tous shanghaiens ici», me lance en riant ZHANG Jian dans le français qu'il a commencé à apprivoiser pendant trois mois seulement dans un Cofi. Avant de venir à Montréal, il travaillait dans une station de radio dans une grande compagnie shanghaienne. À la barre des Nouvelles Chinoises depuis 20 ans, il emploie deux personnes (une aux nouvelles et une aux annonces) pour l'aider à publier un journal maintenant distribué gratuitement.

Les Nouvelles Chinoises équilibrent leur budget avec son service de visas chinois situé dans l'unique point de ventes de livres du pays de Mao. Au Nouvel An du Dragon, les souhaits de la consule Zhao Jiangping figuraient à la une. Est-ce à dire que le journal penche du côté de Pékin? «Oui, répond sans hésitation l'homme habillé tout en noir. Pour nous, y'a qu'une Chine, tandis que pour le journal Luby, y'en a deux.» Couverture locale? «Très peu. Pas facile de trouver des journalistes.» La FPJQ? «C'est eux qui donnent des permis de journalistes. Quand la police en demande?»

Luby est le nom (intraduisible) du journal lancé en 1992 (Luby Chinese Weekly, Lubi Huaxun). Publication utile pour publiciser un service d'immigration et de traduction. Troisième entreprise de presse installée dans le Quartier chinois, voisin du restaurant Kam Fung. Luby assure en effet la meilleure couverture de l'actualité taiwanaise sous l'influence du fondateur Cheung Hon-ming (Zhang Hanming) qui brasse des affaires dans l'île nationaliste. Avec le nombre record de 80 pages (dont plusieurs font circulaires) Luby fait le double du poids des Nouvelles Chinoises.

À l'époque du référendum de 1995, s'intéressant aux leaders d'opinion, le ministère de l'Immigration du Québec m'a passé une commande de traductions. Dans nos résumés de la Presse Chinoise et des Nouvelles Chinoises, sans surprise, nous avons relevé une majorité d'articles défendant le Non contre le Oui. Des caricatures transmettaient le même message. Sinon, l'essentiel défendait les intérêts et la réputation des Chinois comme, par exemple, dans le cas de la mafia asiatique.

La nouvelle vague

Au tournant du millénaire (1995-2005), les nombreux indépendants du continent font en sorte que le groupe chinois devient le premier contingent à s'installer chez nous. Il leur manque un journal qui leur ressemble. Parmi eux, de jeunes entrepreneurs ambitionnent de moderniser la communauté avec des stratégies nouvelles. Originaire du Hebei et aguerri aux affaires à Shenzhen, ZHAO Jian lance Sinoquébec (Mengcheng Huaren Bao) et «marche sur deux jambes»: primo son portail en 1999, secundo l'édition papier le 1er juillet 2000. Tous les jeudis soir, avec une camarade, il vient près de chez moi à Hebdo Litho (de la famille Gagliardi du Corriere Italiano qui imprime 28 journaux ethniques et 3 des 6 hebdos chinois) où se font les dernières retouches. L'avant-gardiste Zhao Jian est le premier à passer aux caractères simplifiés. Le numérique remplace les plaques photographiques. Les techniciens ne comprennent toutefois que dalle aux milliers de signes dansant sur l'écran lumineux. Le jeune ingénieur en électronique (diplômé de Tianjin) ne parle pas français. Peu importe, on n'arrête pas le progrès! C'est aussi le premier hebdo distribué gratuitement.

En privé, Zhao Jian fait preuve d'un esprit très critique face à tout ce qui est culture chinoise. Pourtant, pas d'éditorial pour ne pas faire de vagues. Le Lone Ranger fonctionne dans la plus grande discrétion sans cartes d'affaires ni pignon sur rue. Étonnant qu'il ait accepté ma suggestion de donner une entrevue à Laura-Julie Perreault pour le Guide du Montréal multiple qu'elle a commis avec son collègue Jean-Christophe Laurence. Sinoquébec commence par un bon ratio textes-publicité mais, avec le temps, les commerciaux affluent dans la quarantaine de pages (parfois 48 et jusqu'à 52 pages). Il emploie cinq personnes, mais n'a même pas besoin de vendeur de publicité ni besoin de rencontrer les annonceurs. Tout se transige électroniquement. «Sa page électronique est devenue une source d'information et d'échanges indispensable pour tous les nouveaux arrivants», admet sans détour Li Yanhong, journaliste chez un compétiteur. «Il peut y avoir une moyenne de 500 lecteurs actifs par jour sur plusieurs sujets divisés en 21 forums», selon Zhao Jian qui m'a toujours parlé fièrement du grand public ainsi rejoint, ceux qui s'intéressent au Québec.

Zhao Jian, qui a été actif dans des organisations étudiantes, me répète: «Faut pas être égoïstes Je veux contribuer au Québec.» Non seulement a-t-il mis le nom Québec dans le titre, mais il se fait imprimer à Saint-Léonard tandis que d'autres préfèrent l'Ontario (trois des six hebdos évitent ainsi de payer les taxes). Voulant dès le début ouvrir ses pages à la diversité, il m'a offert une chronique -- conseils à des néo-Québécois -- mais la traduction de plusieurs textes est devenue une corvée pour les généreux bénévoles. Sur une entrevue avec Lise Thériault, alors ministre de l'Immigration, les contresens étaient si graves qu'il m'a fallu abandonner cette collaboration.

Les ambitions de Sept Days

Sans doute alléché par le succès de Sinoquébec, l'homme d'affaires taiwanais John Chen (Chen Qiangsheng) finance en 2006 un journal au titre bilingue: Sept Days (Qitian). Le grand format (supérieur à La Presse) permet d'illustrer de façon encore inégalée les reportages locaux. Le logo très design brille. Jamais la une n'a été aussi attrayante avec des personnalités de divers horizons. Une entrevue que je fais sur Chantal Petitclerc couvre toute la une avec une grande photo. Pendant quatre ans, le photographe Claude Forest accompagne la reporter HU Xian dans le Chinatown, au festival de Saint-Tite et à Québec sans oublier le Bonhomme Carnaval. Cette enthousiaste quinquagénaire qui est même allée en reportage jusqu'à Kaboul, un grand coup du journal, me déclare: «Je crois que nous sommes les meilleurs à Montréal.»

Li Yanhong met à profit son expérience de journaliste à Pékin pour aller partout sur le terrain. «L'apparition du journal Sept Days met fin à la simple traduction de nouvelles des médias majoritaires», écrit-elle dans mon mémoire de maîtrise. «Dix-huit mois après le lancement, l'éditrice YIN Ling (originaire du Henan) déclare à la Gazette: «La différence entre nous et les autres journaux chinois c'est que chaque article [sur Montréal] dans chaque page est écrit par nos journalistes». Fuyant l'anonymat, le journal aime organiser des activités publiques. Cinq ans plus tard, les trois ambitieuses femmes doivent sérieusement relever le grand défi de bien équilibrer les colonnes de chiffres.

Enfin, le benjamin de la Bande des six, Xinjiayuan est le premier à comporter quelques pages en français. L'Éventail a le plus petit format et aussi le plus petit nombre de pages. L'active animatrice Ma Lijie (notamment du Festival de Montréal de la Culture Chinoise) m'avoue qu'il s'agissait «dès le début d'un lien commercial plutôt que d'un organe de nouvelles». Tout en avouant ne pas connaître «la théorie des médias», la rédactrice actuelle, Jasmine Sun Mojuan, déplore: «il faut des budgets pour avoir des journalistes qui couvrent l'actualité et les conférences de presse. L'Éventail peut quand même établir un pont entre les deux cultures.» Elle aimerait bien obtenir une subvention du gouvernement. En attendant, les courts articles ne sont pas signés et les sources ne sont pas données. Mais tout ce qui est en français est bien écrit. Dans son premier numéro d'octobre 2010, la rédaction a demandé: «S'il y a une faute de grammaire...merci de nous l'indiquer.»

Le nerf de la guerre? Les annonceurs chinois! L'immobilier, la finance et l'éducation fournissent l'oxygène nécessaire, selon Li Yanhong. Le reflet de valeurs traditionnelles: «Sans ma maison, aux yeux de ma famille, je reste un pauvre nomade», m'affirme un jeune informaticien à Verdun. Reste que la tarte publicitaire est découpée en pointes très minces.

Si Montréal entretient six hebdos chinois (en plus quelques éditions locales de grandes d'entreprises d'ailleurs), Toronto en compte un total de 22, selon la Montréalaise Alison Sung (Song Liyi) qui est allée patiemment les compter un par un. Mais il faut toujours bien faire la différence entre les vrais journaux, les simples «circulaires» et les éditions de grands journaux de Pékin et de Hong Kong. Compte tenu de la nombreuse population de la Ville-Reine, de ses cinq Quartiers chinois, ce chiffre de 22 n'est pas étonnant. Lequel est le meilleur? Zhao Jian mentionne les noms de Xingxing Shenghuo et de Dazhong bao. «Mais même avec des tirages de 15 000, il est difficile de mettre la main sur l'un d'eux quand je vais dans un centre commercial de Scarborough ou Markham.»

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